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Posted by : Palabre-Infos 4 mai 2012

C'est entendu. Le "discours de Dakar" a été une méprise intellectuelle dans une double mesure : d'une part, il s'appropriait une anthropologie raciale (et une phraséologie) très XIXème siècle ; d'autre part, il témoignait de la non-connaissance par son auteur des représentations - variées et plus ou moins concurrentes - que les Africains peuvent avoir d'eux-mêmes et de leur continent.
Or autant la première de ces méprises a été analysée et critiquée, autant la seconde n'a guère été questionnée, alors qu'elle a bien plus d'implications concrètes sur la "politique africaine de la France" que la première méprise.
Un mot au passage sur le fait même qu'un collaborateur du président de la République, Henri Guaino en l'occurrence, en répondant à ces critiques, ait par la même occasion revendiqué la paternité d'un discours prononcé en terre étrangère par le chef de l'Etat : pour tout dire, il est curieux que le président Sarkozy ne se soit pas avisé de ce que cela posait problème pour des auditoires étrangers qui ─ pour toutes sortes de raisons, dont celle tenant à ce que, dans leur propre espace politique, se perpétue la fiction compromise par la revendication régulière par Henri Guaino de tel ou tel discours ─ veulent pouvoir croire que le président de la République française leur parle avec sa propre pensée et ses propres mots, autrement dit sans la médiation d'un speech writer.
Pour se défendre des accusations de "racisme" formées contre le "discours de Dakar", Henri Guaino a souvent convoqué Léopold S. Senghor ou Aimé Césaire. Cette convocation a constamment été jugée irrecevable par les critiques du conseiller du président, dès lors que rien ne pouvait justifier, selon eux, une mobilisation au début du XXIème siècle de références racialistes canonisées au XIXème siècle. Ce qui est ici remarquable c'est que les critiques d'Henri Guaino n'ont pas cru devoir lui objecter que la circonstance que Senghor ait pu reprendre à son compte certains éléments de cette anthropologie racialiste ne changeait rien à l'affaire. De fait, c'est à cette résonance de l'anthropologie racialiste du XIXème dans certains textes de Senghor que la "pensée" nègre ou africaniste de l'ancien président du Sénégal a toujours été très contestée par une partie des élites intellectuelles africaines, spécialement dans les pays anglophones (Chinua Achebe, Wole Soyinka, John-Pepper Clark, Ezechiel Mphalele...).
Henri Guaino devait d'autant moins le savoir que c'est la France entière ─ pour ainsi dire la France intellectuelle, politique et culturelle ─ qui semble avoir décidé qu'à jamais Léopold S. Senghor serait la porte d'entrée intellectuelle et politique de "l'Afrique". Avec quelques assesseurs moins mainstream nommés Sembène Ousmane, Cheik Amidou Kane, Amadou Hampâté Bâ.
L'essentialisme racialiste et la vision a-historique éprouvés dans le "discours de Dakar" ne sont cependant pas les seuls biais qui travaillent le logiciel français sur l'Afrique. Ce logiciel n'est pas moins menacé par telle ou telle conception holiste de l'Afrique dont beaucoup de nos discours sont porteurs, sans que l'on puisse tenir pour excuse le fait que ces conceptions soient également éprouvées par certains africains eux-mêmes ─ y compris le panafricanisme, du moins dans ses versions quasi-mystiques ─ au mépris des différences culturelles, des différences de trajectoires socio-historiques, des différences dans l'ordre de la psychologie sociale qui peuvent distinguer l'Afrique du Nord de l'Afrique de l'Est, l'Afrique de l'Ouest de l'Afrique du Sud, l'Afrique centrale de l'Afrique de l'Ouest, l'Afrique francophone de l'Afrique anglophone... et à l'intérieur même de chaque pays, par exemple, le monde urbain et le monde rural.
Jean-Christophe Rufin l'a assez dit mais sans être vraiment entendu : l'"échec" de sa mission diplomatique au Sénégal ne serait pas grave si cet échec était seulement politique (Paris n'avait pas résisté à la demande de relèvement de M. Rufin par les autorités sénégalaises). Son échec était surtout intellectuel : à Paris, l'échelon politique (la présidence de la République) ne lui semblait pas avisé des représentations, des mémoires, des sensibilités, des attentes des populations locales, de la psychologie propre aux acteurs locaux. D'une certaine manière, la défaite d'Abdoulaye Wade lui a rendu justice. 

Analysé en termes de "gouvernance" de la "politique africaine de la France", le problème posé par Jean-Christophe Rufin est au fond celui-ci : le Quai d'Orsay est le lieu par excellence de connaissance de l'Afrique ─ loin des biais qui viennent d'être rapportés et concurremment à la connaissance des chercheurs ou des journalistes spécialisés. Faute d'être assortie d'une exigence prospectiviste, cette connaissance peut évidemment devenir une force d'inertie ou un pouvoir conservateur, comme lorsque le Quai d'Orsay a pu donner le sentiment, dans le contexte du discours de La Baule de François Mitterrand, qu'au nom de la "stabilité du continent", il préférait le statu quo. 
D'un autre côté, l'échelon proprement politique (la présidence de la République) ne peut contenir ou dépasser cette éventuelle force d'inertie qu'à la condition de pouvoir lui opposer des contre-expertises au moins aussi élaborées que celles produites par les directions africaines du Quai. Or l'une des choses les plus extravagantes dans la conception de la "politique africaine de la France" est la constance avec laquelle l'échelon politique à Paris peut s'appuyer ─ avec ou sans l'intention de "court-circuiter" le Quai d'Orsay ─ sur des personnes qui, comme l'a fait remarquer Jean-Christophe Rufin, ne savent au fond des pays africains que ce que leurs dirigeants sont habitués à leur dire. En somme, pas grand-chose sur les sociétés civiles.

Un article de Pascal Mbongo (Lu sur le huffingtonpost)

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